Hommage à Susan Sontag

De la cinéphile à la cinéaste : à travers ses œuvres, hommage à cette grande intellectuelle engagée qui, autant européenne qu’américaine, fût pionnière des théories queer.

 



Films de la section

A primer for Pina
Duo pour cannibales
Les Gémeaux (Bröder...
Lettres de Venise (P...
Regarding Susan Sont...

SUSAN SONTAG : de la cinéphile à la cinéaste

« Faire du cinéma est un privilège et une vie privilégiée. »

La dissymétrie est frappante entre l’intérêt que Susan Sontag a porté toute sa vie au cinéma et la manière dont s’est construite sa postérité. On connaît l’importance de la photographie dans son oeuvre. On peut savoir aussi qu’elle s’est particulièrement intéressée à la danse, au théâtre et à la littérature – qu’elle-même fut romancière. Mais la question du cinéma demeure souvent marginale alors qu’il fut pour elle une passion de premier plan et un objet privilégié pour penser les phénomènes culturels de son temps.

Sontag cinéphile, Sontag essayiste, Sontag cinéaste : le cinéma traverse sa vie comme son oeuvre en vertu d’un entrelacement qu’elle n’a cessé de décrire et de rechercher. Trace s’en trouve pour commencer dans son Journal : Susan Sontag y consigne ses séances de cinéma aussi méticuleusement que ses lectures, considérant que les premières ne jouent pas un rôle moins important que les secondes dans sa formation intellectuelle. Un carnet entier de l’année 1961 égrène ainsi la longue liste des films vus et, si les journées où elle n’en mentionne pas sont rares, nombreuses en revanche sont celles où elle en voit plusieurs. De cette expérience qui prend corps dans la fréquentation assidue des salles de cinéma, notamment celles de la Rive gauche parisienne, elle rendra compte explicitement quelques décennies plus tard dans un texte élégiaque et crépusculaire qui relève autant de la déclaration d’amour au cinéma que de son éloge funèbre : « Jusqu’à l’arrivée de la télévision, qui a vidé les salles de cinéma, c’est notre visite hebdomadaire au cinéma qui nous a appris (ou permis de tenter d’apprendre) comment nous pavaner, comment fumer, embrasser, comment nous battre ou pleurer. […] Mais quoi que l’on emportât avec soi en sortant du cinéma, ce n’était qu’une partie de l’expérience plus importante qui consistait à se perdre dans des visages, dans des vies qui n’étaient pas les nôtres. ». Cette cinéphilie vibrante, à la fois érotique et méditative, résonne dans les essais de Sontag, aussi bien sous la forme de textes entièrement consacrés au cinéma ou à un réalisateur en particulier (Godard, Resnais, Fassbinder, Bresson au premier chef), que par les nombreuses références filmiques qui nourrissent ses réflexions sur l’art et la culture. Dans son célèbre essai de 1964, « Contre l’interprétation », elle fait ainsi jouer au cinéma le rôle de pierre de touche, comme si les films, par « la pure, troublante, intraduisible intensité de [leurs] images », offraient une résistance particulière aux réductions de l’interprétation et permettaient, mieux que toute autre expression artistique, de saisir cette part sensible des formes esthétiques qui est au coeur de l’« érotique de l’art » théorisée et défendue par Sontag.

En 1958, elle s’approche une première fois des plateaux de cinéma en faisant de la figuration dans Le Bel Âge, un film de Pierre Kast où on peut la voir pendant quelques secondes faire la conversation au second plan avec Jean- Claude Brialy. Mais c’est la rencontre en 1968 avec le producteur suédois Göran Lindgren qui lui offre l’occasion de passer enfin derrière la caméra. Les conditions sont idéales : le budget est certes modeste, mais la maison de production Sandrews, que dirige Lindgren, permet à Sontag de travailler avec une équipe technique professionnelle et des acteurs reconnus. Surtout, elle lui laisse une liberté totale. De cette collaboration naissent ses deux premiers longs-métrages, ses deux « films suédois » : Duett för kannibaler (Duo pour cannibales) en 1969, avec Lars Ekborg (le « Harry » du Monika de Bergman) et Adriana Asti (qui venait d’épouser Bertolucci après avoir tourné dans Prima della rivoluzione) ; puis en 1971 Bröder Karl (Les Gémeaux), avec Laurent Terzieff.

Duett för kannibaler est sélectionné pour le Festival du film de New York en septembre 1969 : Sontag y est l’une des trois femmes réalisatrices invitées, aux côtés d’Agnès Varda et de Marguerite Duras qui présentait elle aussi son premier film, Détruire, dit-elle. Cette naissance concomitante au cinéma des deux écrivaines n’est pas la seule chose qui les rapproche, et les films de Sontag ont souvent appelé la comparaison avec ceux de Duras. À travers l’histoire d’un couple qui en dévore psychologiquement un autre, Duett för kannibaler met en scène la question du couple, de l’emprise et d’une domination qui se joue dans le langage. Raison pour laquelle aussi il faut aller au-delà des apparences bergmaniennes de ce film et se souvenir de ce que Sontag elle-même avait déclaré lors de sa sortie en France : « Pour moi, Duo pour cannibales est d’abord un film politique, je tiens à insister là-dessus : un film sur le fascisme, sur la psychologie du fascisme. S’il y a un antécédent cinématographique, c’est Le Docteur Mabuse, inventé par Fritz Lang. » L’intime et le politique : Promised Lands, son premier documentaire tourné pendant les derniers jours de la guerre du Kippour, prolonge à sa façon ce geste qui consiste à interroger le monde à partir de soi. De Jérusalem à Sarajevo en passant par Venise, les films de Susan Sontag se donnent à la fois comme une expérience du réel et le témoignage d’une sensibilité hantée par la mélancolie et la possibilité du désastre.

Aurélie Ledoux
Maître de conférences au département des Arts du spectacle de l’Université Paris-Nanterre



RENCONTRE / TABLE RONDE
DE LA CINÉPHILE À LA CINÉASTE

Maison des Arts de Créteil (petite salle)
Dimanche 13 mars à 15h30

Autant européenne qu’américaine, Susan Sontag fut une intellectuelle engagée, déterminée, dont les essais ont fait sa notoriété. Pionnière des théories queer, elle écrira toute sa vie entre tension et émancipation, en s’affranchissant des frontières entre les genres, le corps et l’intellect. Elle a beaucoup écrit sur les médias et la culture, mais aussi sur la maladie, sur le sida, les droits de l’homme et le communisme. Peut-être davantage que ses romans, on retiendra sesréflexions sur les rapports du politique, de l’éthique et de l’esthétique et sa critique de l’impérialisme américain.

En présence de :

  • Aurélie Ledoux / Université Paris Nanterre HAR, rédactrice de l’article et auteure d’une thèse sur Susan Sontag.
  • Dominique Bax, directrice du festival Ciné-Festivals
  • Antoine De Baecque, historien, écrivain et critique de cinéma
  • Lucinda Childs danseuse et chorégraphe américaine (par visio-conférence en direct d’Hambourg où elle travaille avec Bob Wilson) pour son témoignage en tant qu’interprète du film Lettre de Venise

Saluons deux belles initiatives antérieures : tout d’abord le très complet programme dirigé par Dominique Bax, alors directrice du Festival Du Théâtre au Cinéma à Bobigny, qui en 2011 a donné lieu à une publication : « Susan Sontag La Passion du
cinéma » et au programme complet de ses films.

Plus récemment en septembre 2021, un colloque international, initié par Antoine De Baecque et Aurélie Ledoux « Susan Sontag, le souci du cinéma » réunissait de nombreuses personnalités.