Je suis Morgan.e de toi

Hommage à Michèle Morgan (1920-2016)

À l’occasion du centenaire de sa naissance (1920 – 2016)
En partenariat avec « Les 7 Parnassiens » à Paris.

 

« Non, Michèle Morgan n’était pas seulement « les plus beaux yeux du cinéma français ». Elle a eu un impact indéniable dans l’immédiat après-guerre, en incarnant et en sublimant les aspirations des femmes ordinaires de son époque à plus d’épanouissement, d’autonomie, de respect, d’égalité dans une société profondément patriarcale et répressive ». Geneviève Sellier.

AU PROGRAMME :

L’Entraîneuse d’Albert Valentin (1938) / Remorques de Jean Grémillon (1940) / Le Château de verre de René Clément (1950) / Les Grandes Manœuvres de René Clair (1955).

La projection Les Grandes Manœuvres de René Clair (1955) sera suivie d’une rencontre animée par Geneviève Sellier, Professeure émérite en études cinématographiques.

Michèle Morgan par Geneviève Sellier

Michèle Morgan a débuté deux fois : une première fois en 1937 dans Gribouille de Marc Allégret face à Raimu, film qui fait d’elle immédiatement une star ; et une deuxième fois en 1946, après sa disparition des écrans français pendant les années de guerre qu’elle a passées à Hollywood. À son retour, La Symphonie pastorale de Jean Delannoy est à nouveau une révélation. Dans les deux cas, c’est le travail et la détermination de Michèle Morgan qui sont mis en avant, autant par les discours médiatiques que par elle-même.

Dès Gribouille, son image trouve sa cohérence dans la combinaison de deux traits contradictoires : d’une part, une silhouette sculpturale, un teint de porcelaine, des traits parfaitement harmonieux, « deux yeux bleus immenses », incarnation d’un féminin transcendant et éthéré, figure d’amoureuse romantique. Mais d’autre part, ses origines modestes, son jeu minimaliste la rendent crédibles pour incarner des femmes ordinaires. L’Entraîneuse (Albert Valentin, 1938) raconte l’exploitation et l’oppression dont les jeunes femmes pauvres sont victimes dans la société patriarcale. Deux films réalisés par les plus grands réalisateurs et avec le plus grand acteur du moment – Quai des brumes (Marcel Carné, 1938) et Remorques (Jean Grémillon, 1939-40), avec Jean Gabin – confirmeront son statut de star, avant son départ pour Hollywood, précipité par la défaite et l’occupation allemande.
En 1946, dans le contexte international de rivalité entre les cinémas français et hollywoodien, La Symphonie pastorale marque le retour de Michèle Morgan d’Amérique, où elle a tourné 4 films peu mémorables. Le consensus critique et public qui accueille le film et la récompense qu’elle reçoit au premier Festival de Cannes, ressemble à une opération de régénération après les tentatives d’effacement de son identité française dont elle a été l’objet à Hollywood. Mais La Symphonie pastorale la prive de son regard (elle incarne une jeune aveugle) et nous présente son visage et son corps comme dépouillés de tout artifice : cette renaissance est une véritable « épuration » dans le contexte de la Libération. La cécité de Gertrude est comme un chemin de croix qui la prive le temps d’un film de la capacité d’agir et de l’autonomie qui caractérisait ses personnages avant-guerre, autant dans Quai des brumes que dans Remorques. Elle finit par se suicider quand elle comprend en ayant recouvré la vue, qu’elle n’a plus sa place dans la petite communauté qui l’a recueillie. Même si ses rôles d’avant-guerre mettent souvent en avant une dimension sacrificielle, aucun film ne lui fait subir un traitement aussi cruel que La Symphonie pastorale. C’est à ce prix qu’elle retrouve la faveur du public français avec ses six ans d’exil hollywoodien. Les commentaires sur son retour en France en 1946 mettent en avant le travail acharné qui explique sa réussite.

Aux yeux du souvenir en 1948 du même Jean Delannoy, la propulse dans un univers éminemment moderne, puisqu’elle est hôtesse de l’air avec pour partenaire Jean Marais en commandant de bord. Ils deviendront pour un temps « le couple idéal du cinéma français » (dixit Cinémonde), qu’on retrouvera dans Le Château de verre (René Clément, 1950), après la parenthèse italienne de Fabiola (Blasetti, 1949). Jean Marais est une version modernisée du Gabin d’avant-guerre, mais dans leurs deux films, c’est Morgan qui est le centre de l’histoire, c’est elle qui incarne la transcendance vers laquelle est aspiré le personnage de don juan cynique qu’incarne Marais. Dans ces films, Michèle Morgan est à la fois une amoureuse romantique et une femme moderne et autonome.
Sa popularité après-guerre se mesure à la fois par les millions d’entrées que font les films où elle est en tête d’affiche, par les récompenses qu’elle reçoit (le prix de la meilleure actrice au festival de Cannes 1946 et 6 fois la Victoire du cinéma dans les années 1950) et par sa présence dans les magazines populaires (elle est l’actrice la plus citée dans Cinémonde).
Parmi ses films les plus notables, il y a La Belle que voilà (Le Chanois, 1950) où elle incarne une danseuse qui se sacrifie pour l’homme qu’elle aime (incarné par Henri Vidal, son mari à la ville), et dans La Minute de vérité (Delannoy, 1952), elle est une actrice de théâtre qui doit se faire pardonner une infidélité, face à son mari médecin incarné par Gabin. Avec Les Orgueilleux (Yves Allégret, 1953), premier de ses deux films avec Gérard Philipe, elle ajoute une dimension érotique à son image.
Les Grandes Manœuvres (René Clair, 1956), est sans doute son chef-d’œuvre après-guerre : elle incarne une modiste divorcée dans une ville de province, donc doublement suspecte pour la bourgeoisie locale, qu’un lieutenant de cavalerie, don juan cynique incarné par Gérard Philipe, va tenter de conquérir pour gagner un pari, avant d’en tomber amoureux ; elle lui résiste longtemps avant de succomber à son tour, mais l’hypocrisie des un.es et le cynisme des autres leur seront fatals.

Dans tous ses films d’après-guerre, sa blondeur associée à sa minceur, à son teint de porcelaine et à la pâleur de ses yeux bleus, lui donne une aura d’icône inaccessible, que viennent humaniser ses « qualités féminines » de dévouement, de gentillesse mais aussi la modernité qui caractérisent à la fois ses personnages filmiques et son image à la ville. Divorcée de l’Américain Bill Marshall qui la sépare de son petit garçon, elle forme avec Henri Vidal un couple qu’elle domine par son statut de star. Sa popularité après-guerre est faite de sa capacité à prendre son destin en mains, à renaître de ses cendres, à échapper au rouleau compresseur hollywoodien. Elle prolonge les figures de femmes autonomes du cinéma de l’Occupation. Contrairement à la figure de garce diabolique qui domine le cinéma français d’après-guerre, et qui utilise sa beauté et son intelligence pour détruire les hommes, la persona de Michèle Morgan met sa beauté et sa sensibilité au service d’une réconciliation entre les sexes, d’une réparation des masculinités abimées par la guerre. Mais surtout elle associe la beauté de l’éternel féminin avec l’autonomie de la femme moderne. Comme beaucoup d’actrices de sa génération, elle sera progressivement écartée des écrans la quarantaine passée, victime du double standard genré du vieillissement qui caractérise notre société.

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