Mettre le cinéma de la faiblesse au cœur des institutions
Il faut se poser la vraie question de l’esthétique. Se demander pourquoi est-ce qu’un certain type de cinéma n’est pas admis aujourd’hui ? Pourquoi il n’est pas soutenu par les institutions, qui sont des lieux de pouvoir ? Le cinéma ainsi refusé est un cinéma radical, un cinéma de la faiblesse tel que le pratiquent des réalisatrices qui se mettent du côté de ceux qui n’ont pas le pouvoir et parlent de la place du faible. Il n’est pas nécessaire d’être une femme. Philippe Garrel a les mêmes problèmes que Pia Marais pour faire exister son cinéma dans les lieux de démonstration de force que sont les grandes foires internationales. Je suis absolument convaincue qu’il faut continuer à mettre encore et toujours ces œuvres au cœur des institutions.
La place des femmes dans la profession
J’adore aller sur le tapis rouge. Je ne supporte pas une certaine parole féministe parce que je la trouve moraliste et réactionnaire et en même temps pas suffisante intellectuellement. Cela ne m’empêche pas de penser qu’il y a une horrible misogynie dans le milieu du cinéma français, à tous les niveaux mais, aussi horrible qu’elle soit, elle est moins pire qu’ailleurs. De manière générale, c’est plus difficile pour une femme de travailler. Et elles ont « naturellement » tendance à plus « accepter », dans la mesure où elles appartiennent à une minorité politique. Pia Marais, de même que Laurence Ferreira-Barbosa, sont de très grands talents du cinéma d’aujourd’hui. Sauf que Pia Marais est une femme, tout simplement et que la situation pour le cinéma allemand est difficile en France. Il y a une espèce d’ostracisme terrifiant sur les réalisatrices qui sont dans une très forte radicalité.J’ai un énorme problème avec ça. Pourquoi le film de Pia Marais n’a-t-il pas été vu ? C’est un film sublime, de très loin le meilleur venu d’Allemagne cette année-là. Apparemment la justice est un peu réparée puisqu’elle est en sélection officielle à Berlin cette année 2013.
Débuts au cinéma
Arnaud Desplechin est extrêmement important pour notre génération.Je trouve le personnage que je joue dans Comment je me suis disputé… (ma vie sexuelle) assez frondeur, résistant. Il est au-dessus des situations, comme s’il en avait déjà l’intelligence. On a l’impression que c’est un film sur l’adolescence mais au final l’âge est assez indéterminé : c’est juste le moment de la naissance d’un adulte. Mais c’est un film moins abouti, à mon avis, que J’ai horreur de l’amour, en apparence plus modeste mais en réalité plus profond. Arnaud Desplechin est plus hésitant, c’est normal car c’est un jeune cinéaste. Il est dans une esthétique baroque. Tandis que Laurence Ferreira-Barbosa est dans une esthétique plus minimale. Laurence est une cinéaste radicalement singulière, avec un regard extrêmement subtile et profond sur les rapports humains, sociaux. Sur toutes les questions cruciales, elle a une position unique au même titre que Patricia Mazuy ou Sophie Fillières. Son cinéma a parfois rencontré le grand public et parfois moins mais c’est quelqu’un qui a une œuvre qui comptera. D’autant plus que tous ses films sont gracieux, ce qui pour moi est une grande qualité d’une œuvre d’art.
S’approprier tous les aspects des choses
Jean-Claude Biette a été la rencontre artistique de ma vie, par excellence. Il y a deux rencontres qui ont été pour moi des illuminations: l’actrice Madeleine Marion qui a été mon professeur au conservatoire et Jean-Claude Biette. Ce sont deux personnes qui faisaient tout « à leur manière ». Avec pas mal de stratégie, au bon sens du terme, pour pouvoir faire exister ce à quoi ils croyaient. Ne se soumettant jamais à aucun diktat,travaillant avec les contraintes imposées par les circonstances. Ils les prenaient à bras le corps, mais ils inventaient toujours une manière de s’approprier tous les aspects des choses qu’ils produisaient et pour moi ça a été une grande leçon. Je remercie l’existence de les avoir placés sitôt sur mon chemin. Très vite j’ai su ce que j’aimais grâce à eux. Jean-Claude a son œuvre. C’est un cinéma métaphysique,singulier,comique et profond. Trois ponts sur la rivière est un film magnifique sur le couple et sans doute, la réussite du film tient au fait que Mathieu et moi étions un vrai couple dans la vie, comme Tom Cruise et Nicole Kidman dans Eyes Wide Shut. On venait d’avoir notre premier fils. C’est parfois intéressant pour un cinéaste car la caméra enregistre toujours la vérité de la situation dans laquelle on est.
Etre cinéaste, c’est une manière de regarder
La rencontre avec Jacques Rivette fut un moment singulier dans ma vie. Tout d’un coup, j’arrive dans une œuvre que je connais : son cinéma fait partie des choses qui m’ont formée, qui m’ont donné envie de faire du cinéma, qui ont formé mon goût. Dans Va savoir, il n’y avait pas de scénario, il y avait juste cinq pages qui racontaient l’histoire qu’on devait tourner. Il nous donnait les dialogues au jour le jour, c’était super. C’est curieux, un cinéaste. C’est quoi ? C’est une manière de regarder au fond. Par définition, le regard c’est dans les yeux, il suffit de regarder quelqu’un et on sait si son regard vous convoque ou pas pour travailler avec lui. Le scénario, je m’en fous complètement. Si la politesse n’exigeait pas que je dise deux, trois mots sur le scénario, je ne les lirais carrément pas. Avec Rivette, il y a toujours ce phénomène très étrange : il ne parle jamais de l’état du monde au moment où il fait un film mais ses films ont toujours reflété d’une façon incroyable leur époque. Dans Paris nous appartient on est étouffé par le film, comme par la société française du début des années 60. L’Amour fou, au contraire, est une espèce d’explosion, il n’y a pas de plus beau film sur 68 je pense, alors qu’il n’en parle jamais directement. Ne touchez pas à la hache c’est pareil. C’est un roman de Balzac, « La duchesse de Langeais », très explicitement un roman sur la Restauration, ce moment de retour réactionnaire après la Révolution et d’ailleurs il dit au début du livre que la duchesse incarne la Restauration. Rivette m’avait dit de le relire, et la première chose sur laquelle je tombe, c’est ce personnage qui incarne cette époque historique. Comme idée abstraite c’est très beau mais, concrètement, comment fait-on quand il faut incarner une époque très lointaine, dont on ne sait rien ? Le film est sorti quinze jours avant l’élection de Sarkozy, c’est un film sur un retour de bâton réactionnaire, un moment où les progrès sont abîmés. Le film donne étrangement cette sensation : il parle de cette époque du 19ème siècle mais il parle aussi de la France de 2005, juste avant Sarkozy et tout ce qu’on a vécu depuis. J’avais lu une interview de Philippe Garrel où il disait que Ne touchez pas la hache était l’un des plus grands films de l’histoire du cinéma français et moi je pense que c’est un des plus grands films de Rivette. C’est le pendant de L’Amour fou
qu’il a fait en 69 avec Kalfon et Bulle Ogier. Ce sont deux grands films très violents sur la réalité de l’amour.
Le plaisir de chanter
Le Plaisir de chanter est la meilleure comédie française de ces dix dernières années. C’est une comédie d’un garçon qui s’appelle Illan Duran Cohen, écrivain au départ. Quand Ellen est sorti deux ans après, les journalistes me disaient Le Plaisir de chanter, quel film extraordinaire. Je leur disais : que ne l’avez-vous écrit à l’époque, que n’avez-vous exigé la une de votre journal si c’était si bien que cela ! L’Idiot a été réalisé par Pierre Léon, un cinéaste que j’aime beaucoup. Il a commencé dans ce groupe qui s’appelle les « Spy Films », un petit collectif de réalisateurs. Il est aussi un grand critique de cinéma. Nous avons coréalisé ensemble Par exemple Electre. Pierre Léon est le grand cinéaste de la métonymie. Il filme la plus petite chose pour raconter le tout. Là, on a filmé un court chapitre du livre de Dostoïevski où se déploient toutes les question du livre, ainsi que toutes sortes de questions psychologiques, philosophiques, métaphysiques, cinématographiques…
Electre, un personnage qui se bat pour la justice
Par exemple, Electre est donc un film que j’ai co-réalisé. J’ai eu l’idée de fabriquer un objet cinématographique au bord de la mer à Deauville, à partir de la pièce de Sophocle, Electre qui est un personnage qui se bat pour la justice mais en vain. Au fond, c’est sur le fonctionnement d’une utopie, incarnée par un personnage : qu’est ce que c’est que de soutenir une idée contre des circonstances historiques ou politiques, en n’arrivant jamais à rien sinon à avoir fait exister cette idée dans l’esprit des gens ? J’ai appelé Jeanne Lapoirie, qui est une grande chef opératrice, Emmanuelle Béart, Barbet Schröder puis on a commencé a tourner six jours au bord de la mer. Ensuite, je me suis dit qu’il faudrait retourner à Paris et m’associer avec quelqu’un et plus précisément avec Pierre. Il est venu me rejoindre dans un deuxième temps. On a tourné encore six jours et à partir de cela on a fabriqué ce film très singulier. Il a été sélectionné au festival de Rotterdam et puis il a eu cette mention spéciale au prix Jean Vigo.
Ne change rien
Ne change rien est un film très important, un peu comme Va savoir de Rivette. Le réalisateur, Pedro Costa, est un cinéaste qui travaille très peu avec des acteurs professionnels. Nous nous sommes rencontrés au Festival de documentaires de Marseille (Le FID) où nous étions tous les deux membres du jury. Nous sommes devenus amis. Nous avions des goûts très proches et je lui ai dit : « C’est dommage parce qu’il y a tout un pan du cinéma contemporain que je préfère, en tant que spectatrice et qui ne peut absolument pas fonctionner avec des acteurs professionnels ». Par la suite, il est revenu avec ce cadeau extraordinaire ; de faire ce film sur moi où il ne m’utilise pas comme actrice dans le sens traditionnel du terme, mais où il fabrique un film qui appartient à cette mouvance du cinéma contemporain et dans lequel j’ai quand même pu « exister » bien qu’étant une actrice. C’était merveilleux…
Etre une artiste
Valeria Bruni-Tedeschi, Marianne Denicourt, Emmanuelle Devos et moi avons vécu en même temps nos premières expériences de théâtre et de cinéma. Chez les musiciens de jazz, certains sont à la fois saxophonistes et pianistes. D’autres n’ont qu’un seul instrument. Théâtre et cinéma, utilisent deux techniques radicalement différentes mais c’est toujours pour jouer la comédie. Moi, il se trouve que j’aime pratiquer les deux. Même les trois puisque je chante aussi. La musique, ce n’est pas du tout les mêmes milieux, les mêmes gens, les mêmes contextes professionnels. Ce sont des milieux voisins, qui se rencontrent, qui se connaissent, qui s’estiment mais qui ne sont pas les mêmes. […] Le fait que je fasse aussi de la musique, de la mise en scène, cela se rapproche plus de la démarche de certains artistes contemporains qui ont plusieurs pratiques, qui peuvent passer de l’art vidéo à la sculpture, à l’écriture. Cette idée que l’on peut être une artiste qui se déploie à travers plusieurs pratiques artistiques, c’est super.
Propos recueillis par Jackie Buet
Et mis en forme grâce aux concours attentifs de Florence Robin et de Andréa Palasciano
Films programmés :
À l’âge d’Ellen de Pia Marais
J’ai horreur de l’amour de Laurence Ferreira-Barbosa
Trois ponts sur la rivière de Jean-Claude Biette
Va savoir de Jacques Rivette
Le Plaisir de chanter Ilan Duran Cohen
L’Idiot de Pierre Léon